Les nouvelles technologies envahissent le cinéma d’aujourd’hui » : cette phrase, que nous pourrions considérer méthodologique comme un grand « fait social », signifie d’abord que de nouvelles méthodes de fabrication des images cinématographiques, utilisant l’ordinateur et le digitalisme, sont utilisées pour produire des films « populaires », destinés au « grand public ». Elle signifie ensuite que ces techniques sont publicisées pour devenir des arguments de vente : on propose, tout à la fois, le film et les techniques qui ont permis sa réalisation, les personnages et le processus de leur invention grâce à l’ordinateur.
Cette situation, qui n’est vraiment apparue que depuis une dizaine d’années, suscite aujourd’hui des types de discours critiques sur le cinéma fort variés. En d’autres termes, le fait que « les nouvelles technologies envahissent le cinéma d’aujourd’hui » s’est allié avec des ensembles différents de dispositions socialement répandues, avec des formes d’esprit objectif, qui nous font voir le cinéma de manière souvent antagoniste ; en tout cas ils en composent des images distinctes. Ces discours ne changent pas grand chose à l’attitude du public, extrêmement attiré par ces films, à condition qu’ils sachent aussi raconter une bonne histoire, comme l’exemple de Titanic le montre bien 9. Avant de nous intéresser à ces discours inscrits au carrefour de l’histoire des discours sur le cinéma et de notre histoire sociale, et aux dispositions qu’ils manifestent, rappelons-nous que la situation actuelle ressemble à d’autres situations cinématographiques.
Au début du siècle, Méliès présente un cinéma de la prestidigitation, qui met en valeur les trucages rendus possibles par la technique cinématographique : le spectateur sait que le spectacle repose sur des procédés analogues à ceux utilisés par les magiciens de théâtre, au moins dans leur esprit, tout en ignorant la nature de ces procédés. Comme le montre Jean-Marc Leveratto, la technologie cinématographique est ici mise en avant aux dépens de la fameuse « impression de réalité » 10 : on préfère montrer le cinéma plutôt que la réalité, des effets de machine plutôt que des effets de réel. Le spectateur n’en retire pas un « plaisir pur du corps dégagé du besoin » 11, mais un plaisir de la surprise : il est encouragé à apprécier la beauté d’un truc tout en se demandant comment il est produit.
Les cinéastes soviétiques des années vingt affirment la prééminence du montage comme l’opération primordiale du cinéma. Et ils n’hésitent pas, dans leurs films, à exhiber son pouvoir en faisant surgir, au détour d’un photogramme, une image inattendue ou surprenante. La prise de vue est conçue comme la capture des signes qui vont entrer dans la danse du montage, que cette danse soit appelée « montage des attractions », « ciné-œil », ou « montage intellectuel ». Il est vrai qu’on vise à faire surgir un plus-que-réel capable d’exprimer quelque chose de la réalité. Il est vrai aussi que la critique que le régime adressera à ces jeunes gens ambitieux, celle de n’être que des « formalistes », revient à leur dire que ce plus-que-réel n’est qu’un effet de machine, incapable de toucher, en fait, à la réalité. L’exhibition technologique dans le cinéma soviétique des années 20 a bien sûr un sens très différent de la magie de Méliès ; il n’en reste pas moins qu’il s’agit là de styles filmiques marqués par l’affirmation de la présence de la « machine ».
On dit souvent que le cinéma américain, particulièrement celui des décennies trente et quarante, peut être défini – et se définit lui-même – comme le cinéma de la transparence 12. Cependant la technique, en tant que présence publicisée, n’est pas absente. Elle apparaît d’abord dans l’assertion réitérée que « l’argent est sur l’écran » : car cette transmutation ne réussit que grâce à la maîtrise technologique dont font preuve les studios. D’autre part, la transformation visible d’un corps laborieux, celui d’un comédien attentif à composer des personnages renouvelés, en corps lumineux, celui d’une star vouée à ne jouer, à la ville comme à l’écran, qu’un seul rôle, celui confectionné à son intention par des producteurs vigilants, appartient également à un ordre technicien ; comme l’écrit Edgar Morin, « la star a deux vies : celle de ses films, et sa vie réelle. En fait la première tend à commander ou à happer l’autre » 13. Et cette vie cinématographique est une construction qui s’affirme comme telle et ne dupe personne. Si une star sortait de son personnage, chacun lui en voudrait : sa vie d’artiste serait proche de sa fin. Là encore, la machine cinématographique se montre ; elle prend la forme de « l’usine à rêves », célébrée et décriée tout à la fois.
Ces trois situations ne sont pas détachables des dispositions particulières qui les ont évaluées et conduites jusqu’à nous. C’est-à-dire que nous n’avons connaissance que d’images produites par le mélange de faits et de représentations dont elles ont été l’occasion. Le cinéma de Méliès a longtemps été tenu pour la source d’un genre mineur du cinéma : l’affirmation trop forte du spectaculaire y interpelle de manière trop aiguë le réalisme supposé de la machine cinématographique 14. Le génie soviétique du montage est associé à un art de l’idée qui saurait traiter le réel comme une réserve de signes où puiser la matière d’une démonstration qui concerne son sens. Et l’industrialisation américaine, capable de produire avec des êtres réels socialement inexistants des êtres fictionnels pourtant terriblement charnels, est souvent comprise comme l’origine d’un monde propice au repos des travailleurs, cependant magnifié par l’inventivité de quelques réalisateurs inventifs.
Ces portraits ne font pas l’unanimité ; cependant, ils désignent des positions majoritaires et suffisamment consensuelles pour qu’elles apparaissent comme des points de départ presque obligatoires de toute réflexion. La situation actuelle est loin d’être aussi tranchée. Les visions de l’impact numérique sur le cinéma sont très différentes : tout se passe comme si le contexte actuel permettait l’expression de dispositions variées. Le cinéma lui-même est l’objet d’opinions incompatibles, qui pourtant ne se contredisent pas entièrement. Nous essaierons d’éclairer la question en examinant certains débats auxquels ont donné lieu des événements cinématographiques récents.